Qui sont ces Russes que l'on dit « blancs » ?
Témoignage
Le Monde Magazine, 10 décembre 2010Par Mattea Battaglia Il n'a pas, a priori, le curriculum vitae de l'historien : Andreï Korliakov, professeur d'espagnol, a quitté sa Russie natale pour la France peu après l'arrivée au pouvoir de Boris Eltsine en 1990.
C'est pourtant à lui que l'on doit quatre beaux - et gros - livres illustrés, publiés à compte d'auteur, sur ceux de ses compatriotes que l'on surnomme les« Russes blancs », par opposition aux « rouges », les bolcheviques. Soit 2 millions de Russes environ, hommes, femmes et enfants, contraints à l'exil au lendemain de la révolution d'octobre 1917 et durant les trois années de guerre civile qui ont suivi.
Près d'un quart d'entre eux ont rejoint la France. Ouvriers chez Renault, chauffeurs de taxi, brodeuses, couturières, etc. la plupart inconnus, d'autres illustres - le peintre Serge Poliakoff, le Prix Nobel de littérature Ivan Bounine... -, ce sont eux qu'Andreï Korliakov a fait revivre en reconstituant, tome après tome, un livre d'or de l'émigration.
A travers des milliers de documents, images et coupures de presse qu'il a achetés aux puces ou que lui ont légués des Russes blancs avec lesquels il a lié amitié, un univers refait surface. Andreï Korliakov, collectionneur de photographies, chineur de talent, nous en rappelle la genèse.
Le monde magazine : Qui sont ces Russes que l'on dit « blancs » ?
Andreï Korliakov : On a en tête l'image d'Epinal de l'officier de la garde impériale reconverti, à Paris, en chauffeur de taxi. C'est faire bien peu de cas de la diversité de ces 1,5 à 2 millions d'émigrés russes- leur nombre est presque aussi discuté que celui des victimes de la guerre civile.
Parmi ces « blancs », beaucoup de survivants des armées blanches, des monarchistes restés fidèles au tsar Nicolas II, qui a abdiqué le 15 mars 1917, mais aussi des membres de la gauche non bolchevique, des mencheviques, des industriels,des banquiers... Ils sont aussi blancs que leurs adversaires révolutionnaires se revendiquent rouges, blancs comme la cocarde des armées antibolcheviques des généraux Denikine et Wrangel, blancs comme la croix de l'ordre de Saint-Georges, récompense militaire la plus en vue de l'Empire.
Quand commence leur exode ?
A. K. | Les premiers « mouvements » ont lieu au lendemain de la révolutionde février 1917 [qui abat le tsarisme] : des « blancs » fuient vers le sud, l'Ukraine, le Caucase, ou vers la Finlande. Les déplacements s'accélèrent avec le coup d'Etat bolchevique d'octobre 1917. L'année 1919 marque une étape décisive : Léon Trotski, à la tête de l'Armée rouge, mène l'offensive contre les « blancs ». Tour à tour, les grandes figures de la contre-révolution, les généraux Youdenitch, Denikine et l'amiral Koltchak, s'effondrent. Transit. En 1919, à leur arrivée à Constantinople, les Russes blancs apatrides sont massés dans des campements. Ils ne pourront en partir qu'en 1922. En 1920, des bords de la Neva et de laVolga, de Moscou, de Kiev, de Crimée et d'Odessa, d'Arkhangelsk et de Sibérie... des centaines de milliers de « blancs » fuient les assauts des « rouges », supérieurs en nombre. Mais c'est en novembre 1920, alors que se termine la guerre civile dans la partie occidentale de la Russie, que se joue le grand exode, dont nous commémorons cette annéeles quatre-vingt-dix ans.
Qu'entendez-vous exactement par « grand exode » ?
A. K. | En novembre 1920, sur la presqu'île de Crimée, le commandant en chef de l'armée blanche, Piotr Wrangel, ordonne l'évacuation de « tous ceux qui ont partagé avec l'armée son chemin de croix ». Les « rouges » ont gagné. Du 14 au 18 novembre 1920, environ 150 000 Russes blancs, dont 100 000 militaires, prennent place à bord de126 navires, dont des bâtiments français stationnés en mer Noire sous le commandement de l'amiral Dumesnil. La France, fidèle à ses alliances d'avant guerre, soutient la contre-révolution. C'est à cette évacuation, depuis la Crimée, que je fais référence lorsque je parle de « grand exode ». D'autres départs ont aussi lieu par voie terrestre. Ils se poursuivront jusqu'en 1929-1930, avant que la Russie soviétique ne se referme sur elle-même.
Les Russes blancs partis de Crimée débarquent à Constantinople, dans unEmpire ottoman à la veille de l'éclatement et occupé par les puissances victorieuses. La France dresse des camps de fortune dans l'île grecque de Lemnos et la péninsule de Gallipoli dans les Dardanelles. Toutes les couches sociales sont là, avec leurs inégalités, leurs rivalités... et leurs points communs : l'extrême dénuement et l'espoir d'un retour prochain au pays. Mais le retour se fait attendre. En 1922 est créé le « passeport Nansen », qui met fin au vide juridique concernant ces apatrides. Les Russes blancs les plus fortunés peuvent désormais quitter leur campement en Turquie... sans, pour autant, pouvoir rejoindre leur patrie. La valeur de ce document,qui n'est pas reconnu par l'ensemble des pays, reste limitée.
Quels sont les pays d'accueil ?
A. K. | L'Allemagne va accueillir jusqu'à 600 000 apatrides, la France 400 000. Les Russes blancs s'installent aussi aux Etats-Unis, au Canada, en Amérique du Sud, en Chine... Monarchistes pour la plupart, ils trouvent un accueil favorable dans les royaumes de Belgique, de Suède, d'Espagne, d'Angleterre... Le salut est partout : un contrat chez Renault en France, le corps de cadets en Yougoslavie, les mines de charbon en Belgique, le rêve agricole en Argentine, au Pérou ou au Paraguay, des places d'ingénieurs au Congo, un poste, quel qu'il soit, à bord des transatlantiques qui embauchent cuisiniers, matelots, musiciens, danseurs mondains, la Légion étrangère en Afrique du Nord...
Et la France ?
A. K. | A partir de 1922-1923, la France devient une destination privilégiée de l'émigration russe. Paris les attire, bien sûr, mais aussi la Côte d'Azur, Nice et Marseille - on parle des " Russes de la Riviera " -, ou encore Brive, Caen. Le « Paris russe » a ses places fortes : les 15e et 16e arrondissements, le quartier de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski et la rue Daru, dans le 8°, l'ambassade russe de la rue de Grenelle, dans le 7e, l'Institut théologique Saint-Serge, dans le 19e ... En banlieue, Boulogne-Billancourt, siège des usines Renault, gagne le surnom de « Billankoursk ». De toutes parts se créent des paroisses, des cercles culturels, des associations comme les Vitiaz, le Comité Zemgor, la société de laCroix-Rouge russe. Ces structures d'entraide ont aussi pour rôle de former parmi les jeunes les futurs cadres de la Russie de demain, dans la perspective d'une chute de l'URSS.
Quatre-vingt-dix ans après leur départ de Russie, les Russes blanc ont-ils renoncé à y retourner ?
A. K. | Pour beaucoup, lorsque l'URSS a disparu, dans les années 1990, la question du retour était déjà dépassée. La majorité des Russes blancs, leurs enfants et petits-enfants réclament des préalables à la « réconciliation » que Moscou semble aujourd'hui considérer comme acquise : débaptiser les places et les rues portant encore le nom des « bourreaux » bolcheviques, adopter un nouvel hymne, bannir les étoiles des tours du Kremlin... Des symboles, pour tourner la page.
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